Perte de nutriments dans les fruits et légumes entre 1950 et 2000 ? Fack Checking de Cash Investigation

Cash Investigation sur France 2 nous alarmait d’une perte en nutriments importantes des fruits et légumes au cours de ces 50-60 dernières années aux États-Unis et en France. Cette diminution de qualité nutritionnelle serait liée à la sélection de variétés à plus haut rendement. Cependant, il faut interpréter ces comparaisons historiques avec précaution à cause de la faible qualité des données d’il y a 50 ans et la grande variabilité naturelle liée au climat, l’espèce et l’état de maturité du produit.

Quelles études montrent une perte nutritionnelle ?

Les chiffres de Cash Investigation

Cash Investigation a comparé les valeurs de la table CIQUAL, la table de composition nutritionnelle de l’ANSES, Agence Nationale de Sécurité Alimentaire. Ceux-ci constatent « en 60 ans, les 70 fruits et légumes les plus consommés par les Français, ont perdu en moyenne 16% de leur calcium, 27% de leur vitamine C et 48% leur fer ».

Capture d’écran du reportage

Je n’ai pas eu accès à leur fichier Excel, mais on peut remarquer qu’ils ont fait une simple soustraction des données de 1960 et de 2017. Ils n’ont pas d’information sur les variations (sous forme d’écart-type = la dispersion des valeurs) ni effectué vraisemblablement de tests statistiques à la différence d’autres études que je vais vous présenter.

Principales études aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sur la perte en nutriments

  • Aux États-Unis, le Dr Donald Davis de l’université du Texas a étudié l’évolution des teneurs de 13 nutriments (protéines, lipides, glucides, fer, thiamine, riboflavine, niacine et l’acide ascorbique…) dans les fruits et légumes entre 1950 et 1993 à partir de la base de données de composition nutritionnelle américaine du Département de l’Agriculture Américain USDA. Les données de 1950 ont été normalisées par rapport à la teneur en eau de 1999 dans les légumes. Les auteurs ont calculé les ratios des teneurs moyennes et médianes des nutriments de 1999/1950 afin de pouvoir comparer ces 2 périodes.

Le verdict est qu’un déclin significatif entre 1950-1993 a été identifié sur les 43 aliments pour les protéines (-6%), le calcium (-16%), phosphore (-9%) et le fer (-15%), la riboflavine vitamine B2 (-38%) pour les valeurs médianes alors qu’il n’y avait pas de changement significatif pour les autres nutriments.

  • Une étude de Mayer et al. (1997) a identifié une perte minérale pour le calcium, le magnésium et le cuivre et le sodium pour les légumes entre 1930 et 1980 en utilisant des tables anglaises de composition nutritionnelle UK Government’s Composition of Foods. Cependant l’auteur écrit dans la conclusion que ces variations pourraient être dû à des erreurs de mesures analytiques, d’échantillonnage, de changements de pratiques culturales, de variétés… « The changes could have been caused by anomalies of measurement or sampling, changes in the food system, changes in the varieties grown or changes in agricultural practice.”
  • Le Dr. David Thomas a fait le même type de comparaison avec les tables de composition nutritionnelles du Medical Research Council (tables de McCance) entre 1940 et 1991 au Royaume-Uni. Des pertes en nutriments ont été constatées pour le sodium, le potassium, le magnésium, le calcium, le fer et le cuivre. Cette étude n’a pas appliqué de tests statistiques et ne fournit pas d’écart-type (dispersion des valeurs mesurées).

Au final, les chiffres de Cash Investigation sont plus élevés que ceux de ces 3 études scientifiques pour les fruits et légumes.

L’effet de dilution

Une hypothèse pour expliquer cette baisse de qualité nutritionnelle des fruits et légumes est l’effet de dilution : une augmentation de l’utilisation de fertilisant azoté pour les plantes serait inversement corrélée à une baisse de la quantité en nutriments dans ces pantes. Une croissance plus forte et plus rapide, assurée par la fertilisation et/ou l’irrigation, peut provoquer un « effet dilution » des constituants mineurs dans la matière sèche.

Une comparaison trop simple avec ses limites ?

La représentativité des échantillons (le nombre), la précision

Dans l’étude de 2004 de Donald Davis, la base de données de 1950 manque de précision puisqu’elle ne contient aucune information sur la variabilité au sein d’un groupe d’aliments : les variations (caractérisées par l’Ecart-type) n’ont pas été rapportées en 1950. On a des valeurs moyennes qui proviennent également en partie de valeurs de la littérature scientifique de l’époque.

Ce qui explique que le Dr Donald Davis écrit lui-même que les erreurs aléatoires au numérateur et au dénominateur rendent impossible d’interpréter les résultats au niveau individuel de l’aliment. Dans certains groupes, les effectifs sont très faibles. Les auteurs signalent que 40% des analyses des aliments ont moins de 2 échantillons par nutriment. Cependant, les auteurs ont essayé de quantifier cette incertitude qui est grande : le coefficient de variation (CV) est une mesure relative de la dispersion des données autour de la moyenne. Celui-ci était élevé pour certains nutriments 30-40% pour le calcium, la vitamine A, la thiamine, la vitamine B2, la vitamine C et de 53% pour le fer et 59% pour les graisses.

« analysis of changes in individualfoods and nutrients was further limited by lack of Ns and SEsin USDA’s 1950 data » « for many foods we are limited by missing or poorly adequate data  »

D. Davis

Globalement, dans ces anciennes tables de données, il manque de l’information sur les minimums, les maximums et le niveau de confiance dans les données (méthode analytique, contaminations…).

L’effet de la maturité, de la saisonnalité sur la qualité nutritionnelle

Plusieurs autres facteurs jouent sur les teneurs en nutriments. Manger une tomate verte (pas mûre) et une tomate bien rouge (mûre) est différent en nutriments. Je vous présente une étude (Slimestad 2005) qui a mesuré les teneurs en vitamine C de tomates cerises au cours du temps. Plus les tomates cerises deviennent mûres (le temps de stockage augmente), les teneurs en vitamine C augmentent.

De même au cours d’une année, on peut voir des variations non négligeables pour la vitamine C et des antioxydants. Cela est sans doute lié aux conditions climatiques qui varient (ensoleillement, température, humidité, pluviométrie…). Mayer et al. (étude en Angleterre sur la perte en nutriments) écrivait : « The changes could have been caused by anomalies of measurement or sampling, changes in the food system, changes in the varieties grown or changes in agricultural practice.”

Grande variabilité naturelle par rapport aux changements historiques

On a également des variations naturelles de teneurs en nutriments selon les espèces. Donald Davis (l’auteur d’une étude sur la perte en nutriment) précise qu’en 1948 une étude de Bear et al. avait trouvé de large variation dans les teneurs en éléments minéraux pour 204 échantillons de 5 légumes qui ont poussé dans 10 États des États-Unis.

Cash Investigation évoquait des variations historiques de -16% pour le calcium, -27% pour la vitamine C et 48% pour le fer.

Dans la table CIQUAL, si on prend l’exemple de 100g de brocolis cru, les teneurs varient de 0,34-1,39mg (variations de 408%) pour le Fer, de 85,2 à 121 mg (142% de variations) pour la vitamine C et de 17,4 à 105mg (603% de variations). Également pour une tomate crue : les teneurs varient de 7,8 à 23,1mg pour la vitamine C (variations de 296%) et de 3,41 à 18mg pour le calcium (variation de 527%). Les variations naturelles sont beaucoup plus importantes que les pertes historiques.

Robin J.Marles de Santé Canada (Ministère de la Santé) évoque dans une publication scientifique que les teneurs en cuivre varient de 0,11 à 1,71 mg pour les légumes et de 0,01 à 2,06 mg pour les fruits, soit une variation de 20 600% pour les fruits.

Évolution des méthodes analytiques chimiques

Les méthodes d’il y a 50 ans (qui se basaient plus sur des dosages) et celles d’aujourd’hui (par exemple l’analyse par activation neutronique NAA, la fluorescence aux rayons X, la spectroscopie, la spectrométrie de masse/chromatographie) différent en terme de précision, extraction des nutriments, diminution de la contamination des échantillons (la spécificité et la sensibilité). Au vue de l’importance des erreurs aléatoires et systématiques, il est également utile d’utiliser des tests statistiques (test de Student pour comparer des moyennes ou modèles de régression) afin d’avoir des intervalles de confiance des moyennes estimées.

Certains nutriments sont absents des analyses des années 50 comme les acides gras polyinsaturés (nutriments indispensables), les polyphénols, les fibres. La définition des fibres a également évolué (avec les fibres solubles/insolubles/mixtes).

Des comparaisons à prendre avec des pincettes

En conclusion, il est très compliqué d’interpréter ces comparaison avec le faible nombre d’échantillons dans certains catégories alimentaires. Les erreurs de mesure (pas toujours quantifiées), la variabilité intra- et inter-espèce des fruits et légumes, l’influence des sols de culture, des conditions climatiques et des variations dans l’état de maturité engendrent beaucoup d’hétérogénéité non contrôlée.

La comparaison directe de tables de compositions nutritionnelles d’aujourd’hui des autorités de santé avec des publications scientifiques d’il y a 50-60 ans n’est pas possible facilement par rapport à l’évolution de la teneur en éléments nutritifs au fil du temps.

The apparent overall decreases for some nutrients are interesting and potentially of concern, but like Mayer and Johnson, we urge caution about their interpretation [nous appelons à interpréter avec une grande précaution ces résultats]

Une hypothèse oubliée : l’influence du CO2 sur la qualité nutritionnelle des aliments

Le réchauffement climatique pourrait agir sur la nutrition humaine de deux façons :

  • Sur les rendements agricoles
  • Sur les valeurs nutritives des productions

Aujourd’hui la teneur moyenne de l’atmosphère en CO2 est autour de 405 parties par million (ppm). Une étude dans la revue Science Advance (Zhu et al. 2018) avait testé l’effet d’une atmosphère enrichie en CO2 à 568-590 ppm sur les valeurs nutritives de 18 variétés de riz plantées en plein air en Chine et au Japon. Cette hausse de CO2 était associée à une réduction significative de 10,3% de la teneur en protéines, de -8% pour le fer et -5,1% pour le zinc et des vitamines B1, B2, B5 et B9. A l’inverse, la teneur moyenne en vitamine E avait augmenté.

Les mécanismes expliquant ces phénomènes sont inconnus. Plusieurs hypothèses ont été avancées : une inhibition de la photorespiration et de la production de malate des plantes, une assimilation plus lente de l’azote ou l’effet de dilution des glucides. La dilution des glucides porte sur une augmentation de la production de sucres stimulée par le CO2 ce qui diluerait le reste des composants.

En conclusion, les études des variations au cours du temps ou géographique des teneurs en nutriments sont très complexe à interpréter à cause de nombreux facteurs qui entrent en jeu dans la synthèse des nutriments des plantes.

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Source :

Donald R. Davis et al. Changes in USDA food composition data for 43 garden crops, 1950 to 1999

Mayer A.-M.1997 Historical changes in the mineral content of fruits and vegetables Brit. Food J.99207211

Slimestad et al. Seasonal Variations in the Level of Plant Constituents in Greenhouse Production of Cherry Tomatoes, J. Agric. Food Chem. 2005, 53, 3114-3119

Slimestad et al. Content of Chalconaringenin and Chlorogenic Acid in Cherry

Tomatoes Is Strongly Reduced during Postharvest Ripening, J. Agric. Food Chem. 2005, 53, 7251-7256

Thomas D. A study on the mineral depletion of the foods available to us as a nation over the period 1940 to 1991. Nutr Health. 2003;17(2):85-115.

Davis D.R., 2009. Declining fruit and vegetable nutrient composition: what is the evidence? Hortscience, 44, 15-19.

Zhu et al. Carbon dioxide (CO2) levels this century will alter the protein, micronutrients, and vitamin content of rice grains with potential health consequences for the poorest rice-dependent countries. Science Advances  23 May 2018: Vol. 4, no. 5, eaaq1012

6 réflexions sur “Perte de nutriments dans les fruits et légumes entre 1950 et 2000 ? Fack Checking de Cash Investigation

  • 14 septembre 2019 à 11 h 05 min
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    En tant que statisticien, je suis très satisfait des analyses faites sur les différentes études comparatives. Mais l’important est de savoir que de nos jours beaucoup de maladies dégénératives ont comme base principale les carences nutritionnelles.

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  • 2 octobre 2019 à 3 h 34 min
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    Avant de parler de l’influence du CO2 sur la qualité nutritionnelle (chose qui n’est absolument pas démontrée), il faudrait évoquer le b-a-ba: la cause directe de la baisse de la qualité nutritionnelle qui est la chute du taux de matière organique des sols. On sait aujourd’hui qu’en France, le taux moyen de matière organique dans les sols est de 1,5%, ce qui veut dire que les sols sont globalement morts. Après cela, il est logique que ce qui y pousse soit pauvre en minéraux, vitamines et oligo-éléments. Tout se tient.

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    • 11 mars 2021 à 11 h 23 min
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      Bonjour
      Y a-t-il un support consultable concernant cette pauvreté des sols qui est évidente ?

      Pour ma part j’utilise et diffuse des Minéraux Fulviques 100% naturels, c’est la raison pour laquelle ces informations m’intéressent.

      Merci d’avance

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  • 17 avril 2020 à 8 h 22 min
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    Bonjour, pouvez vous me conseiller un livre en français sur le calcul nutritionnel des fruits et légumes exemple 1950 a maintenant.
    merci.
    D.o. Bruneau jean pierre

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  • 20 novembre 2021 à 19 h 20 min
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    Analyse intéressante. Mais si les différences de résultats des dosages étaient seulement dus aux aléas collatéraux (erreurs d’analyse, faibles échantillons, etc) , on devrait avoir une variabilité elle aussi aléatoire non? C-à-d autant de valeurs supérieures qu’inférieures? voire plus de supérieures puisque plus de précision technologique?
    Autre remarque, au sujet des commentaires cette fois: si des pathologies modernes sont liées à des problèmes nutritionnels, c’est surtout dû 1) au mauvais équilibre des rations des mangeurs (besoin d’éducation) et à la consommation de plats industriels « mixés-reconstitués » (les medias grand public disent « ultra-transformés »). Autrement dit, si le mangeur consommait des aliments plus frais, naturels, ET dans le bon équilibre diététique, il est à parier que la santé sera déjà améliorée!
    Et l’alimentation de nos ancêtres, si elle avait peut-être parfois un peu plus de vitamines ( plus de goût parfois aussi, du aussi aux traitements faibles et sols choisis) avait par contre un gros inconvénient: peu de disponibilité! Vers 1950, on offrait aux parisiens … des oranges pour Noël; les plats étaient souvent toujours la même soupe de navets/carottes, et les produits animaux n’étaient pas sur la table tous les jours… La diversification de l’assiette, due à l’intensification de l’agriculture, a permis d’optimiser quand même la santé de la population globalement par rapport à un siècle plus tôt.
    Une étude quali auprès des producteurs de viande des Pyrénées avait révélé que l’invention du congélateur, honnie par les citadins en crainte de manger des aliments comme « momifiés », avait été applaudie par les montagnards: enfin pouvoir garder les aliments toute l’année sans les voir moisir! L’on pourrait dire avec humour que les discours contre l’alimentation « moderne » sont dits pas ceux qui ne connaissent plus la faim…….
    La plainte quant à l’imperfection des compositions nutritionnelles serait donc plutôt une critique focalisée sur certains process visant exclusivement la rentabilité économique (trop d’azote, trop d’eau pour gonfler les poids, pour accélérer la productivité…) mais oubliant l’évolution historique globale.
    L’objectif serait de conserver à la fois la rentabilité moderne de l’agriculture/élevage ET d’optimiser les pratiques pur préserver la valeur nutritionnelle.

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