DECRYPTAGE : L’alimentation BIO associée statistiquement à une réduction du risque de cancer au global dans NutriNet-Santé ?
L’équipe de Recherche en Epidemiologie Nutritionnelle (EREN) de l’Université Paris 13/INSERM/INRA a identifié une association statistique entre une fréquence accrue de consommation d’aliments biologiques et une réduction de risque de cancer au global de 8% et de 25% pour les lymphomes dans une étude publiée dans le journal prestigieux JAMA. C’est la seconde étude prospective à analyser les liens entre bio et cancer.
Cancer et alimentation
De nos jours, le cancer est une des principales causes de mortalité dans le monde. En France, le nombre de nouveaux cas de cancer était estimé à 385 000 en 2015 avec pour les plus fréquents : les cancers de la prostate, colorectal et du sein. Le cancer est une maladie multifactorielle où des cellules cancéreuses se développent de façon anarchique et exponentielle. Cette pathologie chronique se déroule sur des mois ou plusieurs années selon le type. Le risque de cancer résulte d’interactions complexes environnementales et génétiques.
D’après le Cancer Research UK, un institut indépendant de recherche sur le cancer au Royaume-Uni, environ 38% des cancers (soit 135 507 cancers sur les 359 547 cancers incidents au Royaume-Uni) pourraient être évités en adoptant un mode de vie plus sain en 2015. L’alimentation est une des voies majeures modifiables de risque de cancer.
Bref retour sur les liens entre le bio et la santé
J’avais écrit un article comparant l’alimentation bio/conventionnelle par rapport à la composition nutritionnelle et les services écosystémiques : https://quoidansmonassiette.fr/alimentation-bio-agriculture-biologique-avantages-pour-sante-qualite-nutritionnelle-environnement/
En France d’après Agence Bio, 1 054 877 ha seraient certifiés bio (environ 5% de la surface agricole utile). L’agriculture biologique est encadrée par le règlement européen : RÈGLEMENT (CE) N°834/2007 et complétée par le règlement d’application européen n° 889/2008 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques en ce qui concerne la production biologique, l’étiquetage et les contrôles.
En pratique, l’agriculture bio interdit l’utilisation de pesticides de synthèse, cependant certaines substances « naturelles » sont autorisées telles que les pyréthrines, le cuivre, le soufre, les phéromones, la lécithine… Les OGM sont interdits, les rotations de culture, les associations culturales, la lutte biologique sont encouragés.
Un des principaux arguments avancés par rapport à l’hypothèse d’un potentiel effet bénéfique du bio est la réduction des teneurs en résidus de pesticides dans les produits bio.Dans son rapport de 2017, l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) avait analysé 84 341 échantillons d’aliments datant de 2015 couvrant 774 pesticides. Dans l’Union Européenne, seuls 1,7% des échantillons dépassaient les limites règlementaires. Parmi les 5 331 échantillons analysés d’aliments bio, seuls 0,7% dépassaient les limites maximales de résidus de pesticides. Ce qui est peu dans les deux cas.
Actuellement, une seule étude prospective britannique The Million Women Study (Bradbury 2014) a étudié les liens entre la consommation de produits bio et le risque de cancer. L’exposition de la consommation d’aliments bio avait été estimée à partir de la question « Mangez-vous des produits bio ? Jamais/parfois/souvent/toujours » chez 623 080 femmes adultes avec une durée de suivi de 9,3 ans. La consommation de bio (« usually » et « always » versus ‘never’) était associée à une réduction significative de 21% du risque de lymphome non-hodgkiniens, une augmentation de 9% du risque de cancer du sein (RR=1.09 [1.02 ; 1.15], même résultat avec l’exclusion des cas à 3 ans) mais n’était pas associé statistiquement aux autres risques de cancer.
Une étude épidémiologique prospective est une étude où l’on suit des participants pendant plusieurs années et que l’on évalue les liens entre leurs expositions environnementales comme l’alimentation et leur état de santé en comparant les exposés et non exposés à ce facteur environnemental par rapport à une maladie donnée.
Le design de l’étude NutriNet-Santé sur le BIO
Les 68 946 participants inclus (78% de femmes avec une moyenne d’âge de 44 ans) dans cette étude sur le bio ont été suivis pendant 4,5 ans (écart-type de 2 ans).
Le but de cette étude prospective était d’évaluer l’association entre une consommation accrue d’aliments bio et le risque de survenue (ou incidence) du cancer au global et par localisation. Les consommations alimentaires ont été estimées par des rappels de 24h où les participants devaient remplir une questionnaire alimentaire sur ce qu’ils avaient consommé pendant leurs dernières 24 heures.
Des données socio-démographiques, anthropométriques, sur le mode de vie et sur l’état de santé ont été récoltées. Tous les 6 mois, les consommations alimentaires des participants sont collectées à partir de questionnaires en ligne auto-administrés
La consommation de produits bio a été estimée par un questionnaire où les participants déclaraient leurs fréquences de consommation pour 16 types de produits bio (fruits, légumes, produits à base de soja, produits laitiers, viandes et poissons, œufs, légumineuses et céréales, pains, farine, huiles végétales, plats préparés, café…). 8 modalités étaient proposées :
- de « la plupart du temps »; 2 points étaient attribués à cet item
- « occasionnellement »; 1 point était attribué à cette réponse
- « jamais » (trop cher/produits non disponibles/j’évite ces produits/pas de raison spécifique) et « je ne sais pas »; zéro point était attribué à cette réponse
Pour chaque participant, les scores des 16 items étaient sommés en un score total « bio » reflétant la consommation de bio allant de 0 à 32 (les plus grands consommateurs). La qualité nutritionnelle du régime a été estimée à partir du score mPNNS-GS qui caractérise l’adhérence des participants aux recommandations du Plan Nationale Nutrition Santé (PNNS) en France.
Des consommateurs du BIO dans Nutrinet d’un niveau socio-économique plus élevé
Les modèles (de Cox) ont pris en compte plusieurs facteurs de confusion (pouvant biaiser la relation) comme l’âge, le sexe, le niveau d’éducation et le revenu par foyer, le tabac, l’utilisation de compléments alimentaires…
Les consommateurs de bio (avec un score « bio » élevé) étaient souvent des femmes, avec un niveau d’éducation et de revenu élevé et une activité physique plus élevée et d’anciens fumeurs par rapport aux non-consommateurs de bio. Ces consommateurs de bio avaient globalement un régime alimentaire de meilleure qualité nutritionnelle (associés à un score PNNS-GS plus élevé).
Une association statistique avec une réduction du risque de cancer au global
Après ajustement sur les facteurs de confusion (de cette relation), une augmentation de 5 points du score de bio (par exemple consommer 3 types de produits bio plus souvent) était associée linéairement et statistiquement avec un risque diminué de -8% de risque de cancer au global (HR=0.92 [0.88-0.96]). Les plus grands consommateurs de produits bio (quartile Q4) étaient associés avec un risque décru de cancer au global de 25%. Le Hazard Ratio (HR) en épidémiologie peut être interprété ici comme un Risque Relatif (RR). La valeur du risque relatif s’interprète de la façon suivante :
- Si le facteur étudié ne joue pas un rôle dans l’association, il ne doit pas exister de différence d’incidence entre les sujets exposés et les non-exposés au facteur alimentaire étudié (ici le bio): dans ce cas, le risque relatif doit être égal à 1.
- S’il est supérieur à 1, cela signifie que la présence du facteur entraîne une augmentation de la probabilité d’apparition de la maladie (ou une diminution de cette probabilité s’il est inférieur à 1).
Sous l’hypothèse de la causalité, la part de cancers évitables liés à la consommation de bio était de -6.78% alors que les antécédents de cancer étaient associés à une part de -8.93% de cancers évitables.
Aucune association statistique n’a été identifiée pour la consommation de bio et les cancers de la peau, colorectal, de la prostate et du sein pour les femmes pré-ménopausées.
Les limites de cette étude
Malgré ces résultats très intéressants, il est intéressant de souligner quelques limites :
- Cette étude est une étude observationnelle (et non pas une étude d’intervention/essai clinique), ce qui ne permet pas de conclure à éventuellement une relation causale.
- Le biais de sélection de la population : les participants de NutriNet-Santé sont des volontaires (comme dans pratiquement toutes les études cohortes !). Ces sujets ne sont pas représentatifs de la population générale, ils sont généralement mieux éduqués ou plus attentifs à leur santé/leur alimentation. On ne peut donc pas extrapoler directement ces résultats. De même, les consommateurs de bio mangent généralement mieux en terme de qualité nutritionnelle (score mPNNS-GS) et pourraient consommer plus de produits d’origine végétale. Cependant il est possible de sous-estimer cette relation entre la consommation de bio et la réduction du risque de cancer dans cette population qui « mange mieux » que la population. Ce biais a été pris en compte par les nombreux facteurs d’ajustement dans les modèles et les analyses de sensibilité (stratification, ajustements…).
- Une des principales limitations est de faire l’hypothèse forte que les résidus de pesticides alimentaires à une exposition « raisonnable » entraînent des mécanismes biologiques liés à la cancérogenèse. Il aurait été intéressant d’étudier la relation entre les niveaux urinaires en pesticides et le risque de cancer.
- La durée de suivi de 4 ans et demis est faible par rapport au temps de développement de certains cancers de plusieurs années. Le biais de causalité inverse ne peut pas être exclu. Cependant les associations identifiées sont restées après avoir retirés les cas incidents des 2 premières années de suivi dans les analyses de sensibilité.
- Cela explique le très faible nombre de cas incidents pour certaines localisations : pour les cancers colorectaux (n=99), les lymphomes non hodgkiniens (n=47) et les autres lymphomes (n=15). Ce qui rend difficilement interprétable les risques relatifs pour ces cancers avec peu de cas incidents.
- L’exposition alimentaire a été modélisée par des quartiles de consommateurs de bio. La partition en classe introduit une perte d’information (on ignore la répartition des individus dans les classes) et l’interpolation linéaire peut surestimer ou sous-estimer la valeur réelle des paramètres. Heureusement les résultats sont cohérents entre l’exposition alimentaire en continue et en quartiles.
- La non-détection de cas de cancer ne peut pas être exclue
- Les facteurs de confusion résiduels peuvent être présents. Par exemple, la cohorte NutriNet ne comporte pas de données sur les facteurs génétiques comme des SNPs.
Les forces de cette étude sont :
- Un grand nombre de participants
- Un grand nombre de prises en compte de facteur de confusion
- Une estimation détaillée de la consommation du bio (plus détaillée que dans l’étude de The Million Women Study) avec l’utilisation d’un score
- De nombreuses analyses de sensibilité
- La validation des questionnaires alimentaires et des cas
La relation alimentation bio et risque de cancer pourrait être expliquée par l’interdiction des pesticides de synthèse dans l’agriculture bio, en supposant également que l’exposition aux résidus de pesticides ont un impact sur le risque de cancer. Le Centre International de Recherche contre le Cancer (CIRC) a identifié certains pesticides autorisés comme probablement cancérigène pour l’Homme (groupe 2A) comme le malathion ou le diazinon.
Pour le moment, on connait très peu des effets cocktails, c’est-à-dire de l’exposition simultanée et cumulée à plusieurs résidus de pesticides.
En conclusion, cette étude est une avancée importante dans la recherche sur le bio puisqu’elle constitue une des premières études épidémiologiques sur le risque de cancer avec un niveau de détail élevé pour les estimations de consommations alimentaires bio. Il est possible de participer à NutriNet-Santé : https://www.etude-nutrinet-sante.fr/profil/introduction
Consommer des fruits et légumes bio ou non est beaucoup plus important que de s’en priver à titre préventif par rapport aux pesticides.
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Source: Baudry et al. Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk Findings From the NutriNet-Santé Prospective Cohort Study.
C’est très étonnant de terminer votre analyse critique sur une opinion : » Consommer des fruits et légumes bio ou non est beaucoup plus important que de s’en priver à titre préventif par rapport aux pesticides. » Est-ce que ça n’invalide pas totalement votre analyse?
Merci pour votre commentaire. Non parce que le niveau de preuve scientifique est élevé pour dire que consommer des fruits et légumes apporte des effets bénéfiques de réduction de risque des maladies chroniques alors que pour l’alimentation bio, on en est encore très loin de comprendre l’éventuelle relation entre le bio, les résidus de pesticides et les éventuelles retombées en santé. Il manque des études et des données sur le sujet 🙂 Je voulais juste signaler qu’il ne faut pas s’affoler avec les histoires de résidus de pesticides. Dans la dernière analyse de l’EFSA, 51% des échantillons (84 657 analysés) étaient exempts de tout résidu quantifiable