Conflits d’intérêts : comment les financements d’une étude scientifique pourraient influencer les résultats ?
Aujourd’hui une partie des études en recherche est financée par le secteur privé. Lors de la constitution de dossiers d’autorisation de mise sur le marché dans l’Union Européenne de pesticides ou d’additifs alimentaires par exemple, des études toxicologiques sont demandées et financées par l’industriel demandeur. Or la plupart du temps les résultats de ces études sont confidentiels parce que le demandeur a été à lui seul à l’origine de la génération de ces nouvelles données. Dans des dossiers très sensibles (comme pour celui d’un fameux pesticide que je vous laisse deviner) ou sur les effets des édulcorants ou des produits laitiers, certains chercheurs et industriels voire organismes publics ont été accusés de non-transparence et de conflits d’intérêts avec l’industrie. Plusieurs études ont identifié des liens entre le financement d’une étude et l’orientation du résultat de l’étude (Lexichin 2003, Lesser 2007, Lesko 2012, Bes-Rastrollo 2013). C’est pourquoi comme de plus en plus de journaux scientifiques le font, il est important de dévoiler ses conflits d’intérêts et les sources de financement des études.
Les points de vue sont divisés sur la recherche provenant du secteur privé. Certains estiment qu’il faut limiter la recherche en partenariat avec l’industrie pour garder de l’indépendance et de la crédibilité. D’autres pensent que les financements privé sont nécessaires pour l’innovation, la génération de nouvelles données et faire « avancer la Science » (les financements publics étant limités).
Qu’est-ce qu’un conflit d’intérêt ?
Un conflit d’intérêts est décrit par l’ICMJE (International Committee of Journal Medical Editors) comme une « situation dans laquelle le jugement professionnel concernant un intérêt principal (comme le bien-être de patients ou la validité d’une recherche) est susceptible d’être influencé par un intérêt secondaire (comme un gain financier). La perception de conflits d’intérêts est tout aussi importante que les conflits d’intérêts eux-mêmes ».
Les conflits d’intérêts peuvent être matériels sous forme d’une rémunération, d’honoraires, d’actions ou de brevets mais également dus à des rivalités universitaires, des convictions personnelles ou des relations personnelles. Ces conflits peuvent toucher les chercheurs qui réalisent l’étude et font les analyses mais également les « reviewers » et les éditeurs de journaux scientifiques qui choisissent ou non de publier une étude. Les journaux scientifiques internationaux fonctionnent par évaluation par les pairs « peer-review », qui désigne l’activité collective des chercheurs qui jugent de façon critique les travaux d’autres chercheurs.
Il est intéressant de constater que les chercheurs en recherche clinique estiment que les conflits d’intérêts n’altèrent pas leur propre justement mais seulement celui de leurs collègues (Choudrhy 2002). Ce qui pourrait laisser penser que les biais liés aux conflits d’intérêts seraient inconscients.
Dans d’autres cas, influencer un jugement peut être une stratégie industrielle. Cela pourrait expliquer dans certains ca les liens entre les sources de financement et les résultats des études biomédicales. Certaines entreprises peuvent choisir de financer les études les avantageant jusqu’à leur publication.
Les associations entre résultats des études et les sources de financement
On parle de biais de financement ou « funding effect’ en anglais.
Exemple des études sur les boissons
Lesser et ses collaborateurs ont évalué les conclusions de 206 articles scientifiques publiés entre 1999 et 2003 sur les boissons, les jus de fruits et le lait. Des personnes indépendantes des auteurs ont classé les articles selon leur origine de financement/sponsor (industrielle, mixte, pas de l’industrie, non connu). Ils les ont également triés selon leur conclusion (favorable, défavorable ou neutre par rapport à l’effet observé sur la santé de ces boissons).
L’origine du financement d’une étude était indiquée dans 54% des articles (seulement !!). Parmi ceux-ci, 22% étaient sponsorisés par l’industrie et 47% n’étaient pas sponsorisés par l’industrie.
Le sens de la conclusion des articles était significativement associée à la source de financement (p=0.037). Parmi les publications financées par l’industrie, aucune n’avait de conclusion défavorable (négative sur la santé) alors que parmi les études non financées par l’industrie, 37% avaient une conclusion défavorable envers les produits de l’agroalimentaire. Les publications financées par l’industrie ont 8 fois plus de chances d’avoir une conclusion favorable pour l’industrie, c’est-à-dire de démontrer un effet positif du produit (des boissons ici) sur la santé. Cela soulève donc la question des conflits d’intérêts et des biais en nutrition.
Boissons sucrées et gain de poids
Cette étude (Bes-Rastrollo 2013) a évalué l’effet des conflits d’intérêt dans les relations entre la consommation de boissons sucrées et le gain de poids ou l’obésité. 17 revues systématiques ont été inclues. Il est important de distinguer différents types de revues « Reviews »:
-
une revue systématique est une synthèse de la littérature scientifique qui répond à une question précise. Les méthodes de recherche dans les bases de données, de sélection des articles (et exclusion) et d’analyse des données sont explicitées. La qualité de ce type d’étude dépend de ces critères méthodologiques. Il y a également les risques de biais propres aux études, le biais de publication et l’hétérogénéité à évaluer.
-
la méta-analyse (plus haut niveau de preuves scientifiques) est une revue systématique avec des techniques statistiques afin de produire un risque global provenant de toutes les études analysées. On parle de Risque Relatif poolé « RRpooled ». Un RR=5 signifie que le risque est accru de 5 fois dans le groupe exposé par rapport à un groupe non-exposé (à un facteur alimentaire par exemple).
-
la revue non systématique est un résumé de la littérature mais non exhaustif. Il représente souvent l’opinion d’un expert.
Dans cette analyse, 6 revues de la littérature scientifique ont déclaré leurs conflits d’intérêts avec l’industrie et les 11 autres n’ont pas reporté de conflits d’intérêts. Sur ces 11 études sans conflits d’intérêts rapportés, 4 revues systématiques ne donnent pas leurs sources de financement. 61% (11 études sur 17) ont identifié une association entre la consommation de boissons sucrées et le gain de poids.
Sur les 6 études financées par l’industrie agroalimentaire, 5 d’entre-elles ont conclu que le niveau de preuve était insuffisant pour soutenir la relation entre les boissons sucrées et une prise de poids (conclusion défavorable à l’industrie agroalimentaire). Ces études avec un sponsor industriel avaient 5 fois plus de chance d’identifier une relation négative entre les boissons sucrées et la prise de poids par rapport aux études sans conflits d’intérêt (RR=5.16 [1.30-20.48], après prise en compte de l’année de publication et l’impact factor du journal).
Cette différence pourrait être expliquée par des biais de design d’études, d’analyse ou d’interprétation des résultats.
Remplacer le sucre par des édulcorants pour enrayer l’obésité ?
Remplacer les sucres ajoutés par les édulcorants est débattu. Des études animales et humaines ont identifié que les édulcorants pourraient affecter le microbiote et favoriser l’obésité et le diabète de type 2 (Suez 2015). Cependant la relation de causalité inverse n’est pas exclue : les individus plus à risque de gagner du poids pourrait avoir tendance à plus consommer des boissons édulcorées afin de contrôler leur poids.
Des biais associés au financement et les conflits d’intérêts peuvent être à l’origine de résultats conflictuels.
Walton et Millton ont constaté que pour l’aspartame, 100% des études financées par l’industrie concluent que l’aspartame ne pose pas de problème alors que 92% des études non-financées par l’industrie soulèvent des inquiétudes lors de la consommation d’aspartame. Cependant, pour ce qui est de cet éducorant, il a été évalué plusieurs fois par l’Autorité Européenne de Sécurité Alimentaire (EFSA) et ses panels d’experts en prenant en compte l’exposition et le risque.
L’Institut Ramazzini (Mandrioli 2016) a analysé et considéré 31 revues de la littérature sur les édulcorants artificiels entre 1978 et 2014 : 4 études étaient financées par l’industrie des édulcorants, 4 autres par l’industrie du sucre ou de l’eau (classés comme compétiteur), 11 autres études avec un autre financement et 13 études ne donnent pas leurs sources de financement.
Seules 11 revues ont indiqué leurs critères d’inclusion d’études, seules 2 revues ont utilisés deux évaluateurs ou plus pour évaluer le niveau de preuve scientifique et seules 6 études ont dévoilé leur stratégie de recherche de la littérature dans les bases de données (quels mots clefs sont utilisés pour rechercher les articles par exemple). C’est pourquoi la majorité de ces publications (26 sur 31) ont été identifiées ayant un haut risque de biais.
Ici il ne semble pas y avoir de relation entre la source de financement et le risque de biais : ¾ des études financées par l’industrie des édulcorants étaient à haut risque de biais et 20 études sur 23 études non financées par l’industrie (inclusion des papiers sans indication de sources de financement) étaient à haut risque de biais. Il n’y aurait pas de différences dans les biais méthodologiques pour les études sur les édulcorants entre les études « publiques » et les études avec des sponsors privés.
Cependant, les études financées par l’industrie des édulcorants (3/4) avaient 17 fois plus de chance d’avoir des résultats favorables aux édulcorants que les études non financées par cette industrie (1/23) et 1,5 fois plus de chance d’avoir une conclusion finale positive pour les édulcorants (4/4 vs 15/23).
Alors faut-il exclure les études industrielles ?
Certains chercheurs estiment que non puisque la Science ne devrait pas être dominée par un seul segment de la société. Par ailleurs, la recherche financée par le privé participe de façon importante à des découvertes.
Les éditeur des journaux devraient renforcer leur politique en demandant à dévoiler les conflits d’intérêts potentiel.
Pour ce qui est de l’évaluation de l’innocuité des additifs ou des médicaments, la recherche publique ne peut pas financer toutes les études demandées par la règlementation. Cependant, il ne faut pas que toutes les études de toxicité proviennent du privé qui peut garantir plus difficile de la transparence et de l’indépendance.
Éviter d’être juges et parties
Dans les instances d’évaluation scientifique, il faut éviter que les experts nommés chargés de prendre une décision pour donner un agrément ou non pour un additif, un médicament ou un pesticide, aient des liens avec les compagnies agroalimentaires, chimiques ou pharmaceutiques selon la question. De même, si son conjoint travaille pour cette compagnie ou détient des actions.
Pourquoi les études d’intervention (essais cliniques) financées par l’industrie auraient des résultats plus favorables à l’industrie ?
Tout d’abord, on pourrait penser que les industries ne choisissent que des études qui vont réussir en leur faveur (financement sélectif) mais habituellement il est difficile de prédire le résultat d’une étude d’intervention. Par contre, il est possible pour l’industrie de ne pas publier un résultat. Par ailleurs, dans les revues non systématiques (non systematic review), il est possible de faire du « cherry picking », c’est-à-dire inclure seulement des faits ou données qui soutiennent son opinion, tout en ignorant tous les cas qui contredisent cette position. Cela peut arriver en particulier dans les publications qui ne donnent pas leur stratégie de recherche et d’inclusion des études.
Ces résultats positifs pourraient être dus également une moins bonne qualité de l’étude :
– le choix du produit de comparaison (utiliser un placébo ou un contrôle actif) et la conception de l’étude.
– le biais de publication. Les études industrielles sont moins souvent publiées que les études en recherche publique.
– l’utilisation ou non de tests statistiques
– la création d’une étude à visée publicitaire pour la compagnie.
Actuellement, la majeure partie des journaux scientifiques à évaluation par les pairs demande de dévoiler les conflits d’intérêts et les sources de financement. De même, dans les comités d’experts scientifiques au sein des instances nationales et européennes, les chercheurs doivent faire une déclaration de leurs intérêts et s’ils ont reçu des financements.
Pour suivre les autres actualités du blog ou en apprendre plus sur les controverses alimentaires, santé et environnement, un petit like ou sur Twitter :
Follow @T_Fiolet
Sources :
Lesser, LI, Ebbeling, CB, Goozner, M et al. (2007) Relationship between funding source and conclusion among nutrition-related scientific articles. PLoS Med 4, e5
Lexchin et al. Pharmaceutical industry sponsorship and research outcome and quality: systematic review. BMJ. 2003 May 31; 326(7400): 1167
Bes-Rastrollo, M, Schulze, MB, Ruiz-Canela, M et al. (2013) Financial conflicts of interest and reporting bias regarding the association between sugar-sweetened beverages and weight gain: a systematic review of systematic reviews. PLoS Med 10, e1001578.
Mandrioli, D, Kearns, CE & Bero, LA (2016) Relationship between research outcomes and risk of bias, study sponsorship, and author financial conflicts of interest in reviews of the effects of artificially sweetened beverages on weight outcomes: a systematic review of reviews. PLoS One 11, e0162198.
Walton RG. Survey of aspartame studies: correlation of outcome and funding sources. Available: http://www.dorway.com/peerrev.html. 1999.
Millston E. EFSA on Aspartame, January and December 2013. Available: http://www.laleva.org/it/docs/Millstone_EFSA_Aspartame_9Jan2014.pdf. 2014.
Lesko R et al. Bias in High-tier Medical Journals Concerning Physician – Academic Relationships With Industry, Nature Biotechnology, vol. 30, n° 4, 2012, p. 320-322.
Choudhry NK et al. Relationships between authors of clinical practice guidelines and the pharmaceutical industry. JAMA. 2002 Feb 6;287(5):612-7.
Suez et al. Non-caloric artificial sweeteners and the microbiome: findings and challenges. Gut Microbes. 2015; 6(2): 149–155.
Il y a aussi un problème plus général: sachant qu’un bon nombre d’études menées par l’industrie sont faites pour obtenir l’autorisation de leurs produits par des agences qui ne font pas elles-mêmes d’études mais se contentent d’analyser celles qu’on leur fournit, combien d’études montrant une absence d’effet bénéfiques ou la présence de risques ne sont pas accessibles à ce type d’analyse sur le biais de financement?
C’est normal que l’argent public (des agences européennes des produits chimiques ECHA et de la sécurité alimentaire EFSA et des autorités nationales) ne finance pas les études pour les demandes d’autorisation de produits phytosanitaires parce qu’il y a trop de dossier. Et surtout ce n’est pas à l’argent public d’aider à commercialiser un produit d’une compagnie privée. Les règlements européens mettent la charge sur les demandeurs industriels. Les agences de sécurité sanitaire entreprennent des études quand c’est jugé nécessaire.
A titre d’exemple, il y a peu près 10 000 dossiers déposés par an sur la plateforme de l’ECHA (Source : https://echa.europa.eu/documents/10162/3048539/FINAL_MB_03_2018_%282%29_General_Report_2017_MB49.pdf/d6c665cc-8c84-d33f-2f82-fa148e366f5d page 17 du .pdf). Une étude de toxicité peut coûter plus de 100 000€ (exemple étudier la toxicité d’un pesticide chez des rongeurs pendant 90 jours)